Interview: Les inventions de Brendan Power
Planet Harmonica : Salut Brendan, ça fait un moment qu’on n’avait pas échangé depuis ton Spotlight dans Planet Harmonica 3 en 2001 (www.planetharmonica.com/VE/SpotlightBPUK.htm)!
Dans cet article, tu nous parlais de ce que serait selon toi l’avenir de l’harmonica (au-delà des overblow et de la customisation) : d’une part ton système de lames auxiliaires (« X-Reeds ») et, d’autre part, la transformation d’un harmonica chromatique pour en jouer façon diatonique, et avec toutes les notes. Tu avais à l’époque travaillé sur le super CX-10 (un chromatique accordé Richter et semi valvé) et même sur le prototype d’un harmo permettant toutes les altérations grâce aux lames auxiliaires.
Tu as été à l’origine de nombreuses innovations depuis lors. Quelle est ta vision de l’harmonica aujourd’hui, et peux-tu nous donner un aperçu de tes dernières inventions ?
Brendan : Salut Laurent, c’est sympa d’échanger à nouveau avec toi. Et c’est en effet très intéressant de regarder ensemble ce qui s’est passé depuis le dernier article. La chose la plus importante pour moi, c’est que si je connais bien les harmonicas, je suis moins objectif pour parler des harmonicistes ! Franchement, je m’aperçois à quel point j’ai sous-estimé le conservatisme de leurs mentalités. Le leur, et aussi celui des fabricants.
Si je suis arrivé à cette conclusion, c’est parce que finalement peu de choses ont changé depuis cet article de Planet Harmonica paru voici 17 ans. Tout comme en 2001, la grande majorité des chromatistes jouent sur des chromatiques en Do valvés, et la plupart des diatonistes continuent à utiliser des diato à 10 trous non valvés accordés en Richter. Je pensais qu’il y aurait davantage de développements vers de nouveaux modèles, de nouvelles directions, mais quand on y réfléchi un peu, ce n’est pas vraiment surprenant de voir que les choses n’ont finalement pas tellement changé.
Ces modèles sont tellement ancrés dans la mémoire musculaire des harmonicistes que cela crée une forte résistance au changement. Les accordages et réglages peuvent être comparés à nos logiciels et systèmes d’exploitations préférés. On s’habitue à faire les choses d’une certaine façon, comme avec Windows, IOS ou MS Office. On ne veut pas faire autrement, parce que ça nous dérange, parce que ça nous coûte de l’argent et du temps de « désapprendre » ce que nous savions pour apprendre à faire autrement. D’accord, c’est dans la nature humaine : on est tous naturellement paresseux ! Je le suis aussi moi-même, en particulier pour les logiciels, je préfère rester scotché à ce que je connais.
Par ailleurs, les fabricants soutiennent et promeuvent les chromatiques solo et les diatoniques Richter dans la mesure où ce sont des formats simples et sûrs qu’ils ont testés et produits depuis de longues années. Sans compter les puissants réseaux d’enseignants et tout le matériel pédagogique, qui se réfèrent toujours aux modèles d’harmonicas standards, ou bien l’influence des enregistrements audio ou video de bons harmonicistes utilisant également des instruments standards. Tout cela veut tout simplement dire que, depuis 17 ans, la seule évolution majeure est que les harmonicistes ont seulement renforcé leur capacité à jouer sur des instruments standards dont les caractéristiques et accordages datent de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème. Avant même que les genres de musiques que nous jouons aujourd’hui aient été inventés : blues, jazz, pop, rock, country, bluegrass…Ca paraît bizarre et un peu décevant de voir que l’on utilise ces vieux schémas pour jouer de la musique au 21ème siècle, mais c’est comme ça.
Sur le diato, l’évolution principale depuis 2001 tient à l’expansion de l’usage des overblows sur les harmo non valvés en Richter. De plus en plus de joueurs y ont recours aujourd’hui. Cette tendance a été favorisée par les enregistrements et vidéos que des harmonicistes reconnus dans ce domaine ont publiés, ainsi que par la multiplication de matériel pédagogique montrant comment jouer les overblows et les overdraws et comment régler les harmos. C’est maintenant devenu une évidence pour les diatonistes qui souhaitent passer des basiques du blues au chromatisme total. Bien qu’il existe quelques harmonicas alternatifs conçus pour cela (par exemple le Suzuki SUB30, le Turboslide), ils supposent que l’harmoniciste modifie sa technique et apprenne une autre manière d’obtenir les notes chromatiques. En plus, ils vont un peu à l’encontre de cette tendance que j’évoquais plus haut, parce que précisément l’intérêt pour les overnotes va croissant. Il existe également des joueurs stars, qui ont passé de nombreuses années à les maîtriser. Ces experts et ceux qui les suivent ont consacré beaucoup d’argent, de temps et d’effort sur les overnotes et ont appris de nombreux plans grâce à cette technique. Dès lors, on peut comprendre qu’ils préfèrent rester sur ces acquis.
Dans ces conditions, on pourrait penser que les fabricants auraient pu faire quelque chose pour aider les harmonicistes en proposant de nouveaux harmonicas favorisant les overnotes, et leur permettant d’augmenter leur chiffre d’affaires. Mais malheureusement les hamonicas utilisés par les stars de l’overnote n’ont pas changé du tout : ce sont fondamentalement les mêmes Marine Band en Richter, réglés à la main, qu’en 2001. C’est vraiment dommage ! Je suis convaincu qu’il y a beaucoup de potentiel pour un nouveau type d’hamo amélioré, dédié aux overnotes, et apportant un vrai plus aux harmonicistes.
Je pense par exemple à un mini chromatique Richter non valvé spécial overnotes, d’une taille identique à celle d’un diatonique 10 trous classique. Si on pouvait fabriquer un tel harmo et qu’il sonne aussi bien qu’un diatonique standard, il offrirait au joueur aimant cette approche de nombreuses autres possibilités – débutants et pros compris.
Bien que je ne joue pas d’overnotes moi-même (je préfère utiliser des chromatiques semi valvés ou des diatoniques X-Reeds pour jouer chromatique), j’aime l’idée de créer de nouveaux harmo susceptibles d’améliorer le potentiel offert par les techniques d’overnotes. J’ai en chantier un projet de mini chrom spécial overblow et j’ai récemment développé un diatonique non valvé améliorant la production des overblows.
Le plus simple est mon Overblow Booster (brevet en cours). Je suis parti de l’idée des trous sur les capots, initialement proposée sur le Suzuki Overdrive, avec, au bout, un trou pouvant être bouché et empêchant les lames sélectionnées de jouer les overblows et overdraws. Plutôt que des capots dédiés, je propose deux petites pièces qui peuvent être insérées dans les capots de n’importe quel harmonica standard. Du coup, l’harmonica a exactement le même aspect extérieur, et il produit le même son, les mêmes overnotes qu’avant. Mais l’Overblow Booster placé à l’intérieur améliore grandement la qualité des overnotes.
La version deluxe propose un loquet arrière qui permet de fermer tous les trous de l’Overblow Booster d’un simple mouvement de la main droite, pour plus de facilité.
J’ai aussi mis au point un autre harmo, le SlipSlider, pour améliorer les altérations sur les harmo Richter non valvés.
Le système utilise des plaques et des capots standards, mais j’ai complètement redessiné le sommier pour permettre à la plaque des lames aspirées de bouger à droite ou à gauche par rapport à sa position initiale. Ce mouvement donne de nouvelles associations de notes qui permettent d’altérer facilement des notes précédemment non altérables.
L’harmo se présente en deux parties, les lames aspirées étant fixées sur une plaque de Teflon super glisse (la matière qu’on trouve au fond des poëles, pour éviter que ça attache…). Les deux parties de l’harmonica sont fixées l’une à l’autre grâce à un aimant, dans la position initiale qui permet de jouer normalement. Pour obtenir les nouvelles altérations, il suffit de faire glisser la plaque des lames aspirées de quelques millimètres vers la gauche ou vers la droite, d’un simple mouvement de la main.
Voici le diagramme montrant la disposition des notes dans les trois positions.
- Position de départ : pour jouer exactement comme avec un harmonica standard.
- Plaque à droite : on obtient de nouvelles altérations soufflées dans les deux octaves graves, les octaves aïgues restant les mêmes.
- Plaque à gauche : on obtient de nouvelles altérations aspirées dans l’octave du haut, les deux octaves bas restant les mêmes.
Le SlipSlider reste un harmonica classique, les harmonicistes peuvent donc continuer à utiliser leur technique et jouer leurs plans habituels. Mais s’ils veulent de nouvelles possibilités d’expression, de nouvelles altérations, ou bien une alternative aux overblows, ils peuvent immédiatement les obtenir par un simple mouvement de la main sur le capot. Et les joueurs qui ne peuvent jouer d’overblows ou qui préfèrent le son des altérations normales peuvent jouer complètement chromatique sur le diatonique sans jouer d’overnotes. Je vous explique tout ça dans cette vidéo :
Mon Overblow Booster et mon SlipSlider sont conçus pour améliorer la performance des joueurs d’overblows. Mais malgré la domination des harmo non valvés RIchter traditionnels sur le marché du diatonique, un nombre croissant de joueurs essaient d’autres approches. On peut voir sur You Tube comment ils customises et modifient l’accordage de leurs harmonicas, et certains adoptent des formats non standards.
Les demi valvés (que j’ai inventées en 1980 et que j’ai utilisés pendant toute ma carrière) sont de plus en plus populaires.
PT Gazell a fait beaucoup pour cela, avec ses harmos Seydel valvés et ses modules de formation; Une fois que vous avez essayé les semi valvés, c’est dur de revenir aux harmo non valvés et je pense qu’ils gagneront encore en notoriété dans les prochaines années.
Certains de mes accordages alternatifs (comme le Paddy Richter, PowerBender, Power Draw et PowerChromatic) commencent à intéresser du monde, tout comme les accordages Diminished, Bebop et Circular. Je pense que de nombreux joueurs passeront aux accordages alternatifs à l’avenir, mais cela se fera progressivement. Parce qu’apprendre un nouvel accordage, c’est comme apprendre un nouveau logiciel, comme on l’a déjà évoqué : ça demande du travail et du temps. En plus, il faut comprendre les gammes et le fonctionnement d’un harmonica, et il faut reconnaître que beaucoup d’harmonicistes n’y connaissent rien !
Les harmonicas de type extra-reed (X-Reed) favorisant les altérations ont connu un succès mitigé au cours des 17 dernières années. Hohner a stoppé la production du XB40 dix ans après son lancement, et le Suzuki SUB30 n’a pas trouvé son public. Personnellement, je pense que ces échecs sont principalement dus au fait que ces modèles n’étaient pas suffisamment optimisés pour fournir à la fois facilité de jeu et qualité du son.
Le XB40 était trop gros, il ne sonnait pas terrible et les altérations étaient difficiles à maîtriser. Le SUB30 était quant à lui plus facile à altérer mais la qualité de fabrication n’était pas au rendez-vous : la plaque supérieure manquait d’étanchéité et il fallait la retravailler en profondeur pour pouvoir jouer correctement. Pour améliorer tout ça, j’ai lancé X-Reed.com avec Zombor Kovacs. On a fabriqué plusieurs harmos X-Reed sur la base de plaques de SUB30, mais ils étaient assez chers compte tenu de la main d’oeuvre nécessaire. On a développé les plaques OverPlate qui ont amélioré largement l’harmo, mais Suzuki n’était manifestement pas désireux de travailler à l’amélioration de ses plaques de SUB30, ni d’ajouter une plaque OverPlate. Et puisque les harmo de production ne fonctionnent pas bien, ce n’est pas étonnant que personne n’en ait voulu. Toutefois, je suis toujours fermement convaincu qu’un harmonica de type X-Reed, à coût raisonnable et sonnant super pourrait avoir beaucoup de succès, et je continue d’ailleurs à travailler dans cette direction.
Sur le front des chromatiques, pas d’avancée notable non plus. De nouveaux modèles sont sortis et sonnent plutôt bien, faits de matériaux modernes (ex: les séries ACE et 64 d’Hohner, avec leurs peignes en plastique ABS moulé) mais ils jouent toujours aujourd’hui les mêmes notes qu’en 2001.
C’est pour moi assez décevant – ça fait maintenant 100 ans qu’on a sorti le premier chromatique, et on n’a pas amélioré les fonctionnalités de cet instrument (davantage d’options etc.) depuis tout ce temps ! Je pense qu’il est plus que temps de réfléchir à de nouveaux développements pour le chromatique, mais je crains qu’on n’ait pas grand chose à attendre des industriels du secteur. Ils sont désespérément sclérosés dans leurs anciennes façons de penser.
Un événement marquant s’est passé depuis 2001 : l’arrivée massive des industriels chinois sur le marché. Les marques principales sont Swan et Easttop – Easttop en particulier en raison de l’excellente qualité et jouabilité de leurs harmonicas diatoniques et chromatiques. Je pense que les fabricants chinois vont continuer à grignoter des parts de marché grâce à la meilleure qualité et au prix compétitifs de leurs instruments. Mais, de la même manière, ils n’apportent rien de radicalement nouveau, ils proposent seulement leur propre version de ce qu’on connaît depuis très longtemps.
La bonne nouvelle est que, de nos jours, on n’est plus obligés de s’en tenir aux seuls industriels. C’est devenu plus facile pour de petits artisans travaillant chez eux de produire des harmonicas réellement intéressants et innovants. Des machines numériques domestiques à bas coût, comme les découpeuses laser, les meuleuses miniature, les imprimantes 3D permettent à n’importe qui ayant des idées et connaissant un peu la conception assistée par ordinateur de créer de nouveaux modèles d’harmo vraiment uniques. C’est quelque chose qui m’intéresse vraiment beaucoup, autant pour mon propre plaisir que pour apporter aux autres de nouvelles possibilités que les industriels ne peuvent proposer.
En ce qui concerne ma propre production, j’ai deux axes principaux : ce que je fabrique dans mon atelier, et les harmo que j’achète « made in China ». Les harmos que je fabrique à l’atelier sont plutôt des produits de niche, comme mon DoubleChrom (double chromatic: http://www.brendan-power.com/harmonicas-twin.php) and TwinDiatonics (http://www.brendan-power.com/harmonicas-twin-diatonic.php). Les deux principaux modèles industriels chinois que j’utilise sont le Lucky 13 (harmonica diatonique plus long) et le AsiaBend (un harmo x-reed). Le Lucky 13 a beaucoup de succès, il est maintenant disponible dans plusieurs accordages – Richter, Paddy Richter, PowerBender, PowerDraw – et d’autres sont en projet.
Planet Harmonica : en effet, j’ai moi-même été très surpris par le AsiaBend : un harmo x-reed sur un peigne chromatique, présentant uniquement des notes aspirées, ce qui permet d’altérer chaque note d’une gamme diatonique majeure (et de ses modes relatifs) de haut en bas depuis les autres notes de la gamme. Ca transforme réellement l’harmonica en un véritable instrument pour les musicians asiatiques/indiens.
Que prévois-tu de faire maintenant ?
Brendan : je vais continuer de développer de nouveaux modèles dans des directions qui m’intéressent particulièrement : les accordages alternatifs, les harmonicas de type X-Reed, l’assemblage d’harmos entre eux pour en faire de nouveaux, des chromatiques sophistiqués offrant au joueur plus d’options etc. Est-ce que ça va marcher, je n’en sais rien, mais j’adore cette phase de recherche et développement en tant que telle, et je vais m’y tenir. Et il y aura encore plus de petits customisateurs qui vont arriver, et qui apporteront autant de nouvelles idées à l’avenir. C’est bon pour tout le monde, je pense.
Pour mon usage personnel, j’aimerais créer un harmonica qui pourrait tout faire : totalement chromatique avec de multiples possibilités de trilles, la capacité d’altérer toutes les notes quel que soit l’accordage. En fait, un X-Reed chromatique qui jouerait fantastiquement bien. Ca ne conviendrait sans doute pas à tout le monde, mais c’est mon rève d’harmo ! Je travaille dessus…
Jusqu’à présent, j’ai surtout parlé d’harmonicas conventionnels avec lames. La seule GROSSE nouveauté dans l’histoire récente de l’harmonica a été la sortie, en 2017, de l’harmo DM48 MIDI créé par Erik Lekholm. Ce truc est hallucinant ! Ca peut jouer tous les sons que tu veux, dans n’importe quelle tonalité et octave. Il n’est pas destiné à tout le monde, il offre au joueur aventureux la possibilité de faire des choses qu’il ne pourrait pas faire avec sa technique habituelle. J’adore le DM48 et j’ai créé quelques accessoires qui permettent aux diatonistes de l’utiliser plus facilement : un Mini PitchBender et une interface avec une embouchure de diato. Je pense que le DM48 sera suivi d’autres harmonicas MIDI – Je sais que Jim Antaki travaille sur un modèle, et d’autres aussi. C’est la nouvelle frontière pour les harmonicistes, c’est sûr !
D’où qu’ils proviennent et quel que soit leur type, je suis sûr que de nouveaux harmonicas émergeront d’ici 2030 et feront progresser l’instrument dans de nouvelles et audacieuses directions. Et franchement, il est temps !
Planet Harmonica : un grand merci Brendan pour cet échange. J’espère qu’on n’aura pas à attendre 17 ans pour se reparler à nouveau !