Interview : Sébastien Charlier, chromaticité totale
Pour le reboot de Planet Harmonica après plus de 10 ans de silence, il nous a semblé évident de réaliser une interview du musicien qui a contribué à changer le monde du diatonique pendant cette période. Sa démarche atypique a longtemps été contestée mais elle s’est finalement révélée pertinente. Par ses albums et sa démarche pédagogique (méthodes, cours, stages), Sébastien a largement participé à la diffusion d’une approche chromatique de l’harmonica diatonique: de plus en plus d’harmonicistes s’affranchissent aujourd’hui de l’approche positionnelle et abordent la musique comme les autres musiciens par l’étude de l’harmonie.
Nous avons voulu mieux comprendre la démarche de ce musicien hors-norme, véritable game changer qui a bousculé les codes d’un instrument particulièrement enraciné dans une tradition.
PH: Tout d’abord, est-ce que tu pourrais nous expliquer les grandes lignes de ton parcours musical?
Seb: Je me suis mis à la musique plutôt tard, à la fin du collège. Il y avait un club de musique et cela me permettait de jouer avec des potes, de faire de nouvelles connaissances, d’autant que la musique avait l’air d’intéresser les filles de la classe. Disons que ce fut un moyen de tisser du lien social… J’avais demandé une guitare électrique à mes parents, mais ce n’était pas possible : « trop cher » et puis ils avaient un peu peur que je délaisse mes études si je faisais trop de musique donc ils m’ont acheté… un harmonica (étonnante stratégie). C’était un très beau chromatique 10 trous, un Chromonica, un “vrai” instrument. J’ai donc commencé à souffler là-dedans, à essayer de trouver les notes, du son. Vu que je n’avais jamais fait de musique, mon oreille n’était pas formée, ni aux intervalles ni aux fréquences donc cela a été laborieux. Mais au bout de quelques semaines je reproduisais des airs assez facilement. Et puis je suis tombé sur un diato dans une boutique (qui allait malheureusement fermer d’ailleurs) qui ressemblait à une véritable caverne d’Ali Baba. Un harmonica sans piston : j’avais hâte de ressentir la différence. Qui sait, un génie allait peut-être sortir de la lampe diatonique ? J’en attendais beaucoup car je n’étais pas tombé sous le charme des premières sonorités que je parvenais tant bien que mal à sortir de mon chromonica. Je dois avouer que j’ai altéré tout de suite en aspirant, ces nouveaux sons me parlaient plus. Certes l’ergonomie était différente mais au bout de quelques minutes j’avais le Fa et le La sur l’octave grave. Je ne me rendais pas compte à l’époque que cette facilité à altérer les sons (sans savoir ce que je faisais) allait générer une vision de l’instrument relativement singulière. Le seul ouvrage que j’avais sur l’instrument estimait que le diatonique était limité,
il n’était pas mention un instant d’altération, l’auteur n’ayant pas dû s’essayer longtemps sur l’objet de sa méthode… Quant aux rares harmonicistes que j’écoutais, c’était par le biais de la discographie de mon père: du rock anglais donc des harmonicistes qui ne sont pas vraiment des harmonicistes mais plutôt des chanteurs qui s’accompagnent. Je pariais donc sur un instrument qui n’était pas encore pris au sérieux (peut-être ne l’est-il toujours pas) mais les premières sensations d’altérations me semblaient permettre d’envisager un champ des possibles sans limite.
PH: C’est étonnant que tu aies sorti directement le Fa et le La. D’habitude on ne sort rien dans le 2 et on ramène l’harmonica au magasin en disant qu’il ne fonctionne pas 🙂
Sébastien: Et bien, pour moi cela a été le contraire, j’ai aspiré dans le 4 et j’ai obtenu pratiquement tout de suite l’altération, je me suis aperçu que c’était un Do # par rapport à mon chromonica où je devais pousser le piston et je me suis dit : c’est marrant il y a l’air d’y avoir toutes les notes, en tout cas un certain nombre, mais sans tirette et cela m’a l’air d’être jouable. Je voyais bien que cela ne fonctionnait pas dans les aigus, en tout cas en aspirant, mais c’était plutôt pas mal dans les graves. J’ai insisté en jouant au club de musique, je m’amusais à essayer de faire des sons (il y avait un pianiste assez exigeant), j’essayais de retrouver les mélodies proposées. A l’époque reproduire Cure, Tears for Fears ou Springsteen était notre marotte. Objectif : faire sur un diato ce que je jouais jusqu’à présent sur le chromonica, c’est à dire essayer de faire les notes des thèmes mais également celle de la grille d’accords, avec plus ou moins de succès évidemment. Je n’avais pas encore les overnotes donc il m’en manquait parfois certaines mais pas tant que ça et puis surtout, je trouvais très ludique le fait d’aller chercher les sons. Je ne parvenais pas à articuler toutes les notes mais je commençais à être assez précis sur chacune d’elle. Bref un instrument intéressant et très amusant.
Au fur et à mesure, les années passant, j’ai complètement délaissé le chromonica (que j’ai toujours) puisque je parvenais à faire les mélodies sans avoir besoin de pousser le piston. En terme de son je m’y retrouvais définitivement plus. Et je préférais même la structure de l’instrument avec ses octaves asymétriques, j’avais l’impression que c’était plus logique de phraser dessus que sur un instrument qui a deux Do d’affilée en 4-5 en 7-8 par exemple. L’ergonomie et le son me plaisant plus j’ai continué à jouer du diatonique. Je n’écoutais toujours pas spécialement d’harmonica vu le répertoire au club de musique. En revanche de temps en temps certains groupe comme Eurythmics, Christians, Supertramp utilisaient l’instrument dans leurs arrangements, j’écoutais et essayais de reproduire avec mes moyens du moment.
PH: Tu utilisais d’autres harmos quand tu n’arrivais pas à retrouver la mélodie sur un C?
Sébastien: Je changeais d’harmo pour deux raisons. Soit je tombais sur les fameuses overnotes que je n’avais pas encore parce que je ne savais pas que cela existait (j’arrivais à bloquer la lamelle mais je ne sortais pas de son). Soit je changeais d’harmonica parce que je me rendais compte que les harmonicistes que j’écoutais en changeaient. Il n’est pas bien difficile de constater qu’un joueur n’utilise pas le même harmonica que le vôtre… encore faut-il trouver le “bon” ou disons le leur. Comme je voulais faire comme eux (accords, timbre, type de son), je changeais d’harmo.
Petit à petit j’ai commencé à écouter des harmonicistes « harmonicistes ». J’étais à la fac (vers 88) avec des musiciens plus confirmés qui m’ont donné des conseils d’écoute: Charlie Mc Coy, JJ Milteau. A l’époque il n’y avait quasiment qu’eux dans les bacs, c’était de supers ambassadeurs de l’harmonica mais il était difficile de trouver d’autres noms. Il n’y avait pas Internet !
PH: J’ai connu cette période là, en gros les années 90, il n’y avait que les méthodes de JJM
Seb: Oui ses méthodes commençaient à être très bien implantées, mais il me semble que j’avais besoin d’un autre type d’informations. J’avais déjà bossé à partir des albums de Charlie Mac Coy et JJM. J’avais globalement retranscrit tous leurs morceaux, pas forcément dans les détails mais je les avais bossés. Il y avait d’ailleurs des albums de JJ qui envoyaient du lourd au niveau phrasé : Explorer, Bluesharp. Avec des camarades de Fac je commençais à essayer de jouer du Stanley Clarke, du Weather Report, du Jazz Fusion, des choses éloignées du contenu des méthodes d’harmonica.
PH: Tu bossais l’harmonie?
Seb: Pas du tout à l’époque. Je faisais tout à l’oreille. Je ne savais pas de quoi cela parlait mais j’essayais de m’exprimer dans ce style là et cette énergie là.
Mais dès la première année de Fac j’ai rencontré Nicolas Espinasse qui m’a initié aux modes. Et en parallèle Yves Cutulic, le guitariste d’un groupe de musiciens qui m’avaient gentiment accepté alors que je ne pensais pas avoir le niveau pour jouer avec eux. Il était un féru d’harmonie et était très très fort là-dessus, il m’a donné mes premières notions d’harmonie moderne : cercle chromatique avec transpositions, la composition des accords, les cadences, l’harmonisation de la gamme mineure mélodique etc ….
Cela m’a passionné parce que j’ai trouvé que c’était juste des mathématiques. Et comme j’avais une formation scientifique (même si j’ai fait philosophie ensuite), ce côté arithmétique de la musique m’a semblé ludique et assez facile. J’y voyais une certaine logique qui me rassurait. Du coup j’ai insisté là dessus, j’ai lu beaucoup de bouquins d’harmonie mais je n’ai jamais pris de cours. J’ai vraiment beaucoup lu pour comprendre d’où venaient les couleurs que j’entendais chez certains musiciens comme Alan Holdsworth.
J’écoutais beaucoup de solistes plutôt jazz et fusion qui me faisaient rêver, qui développaient des choses que je ne comprenais pas mais que j’adorais. C’est ça qui m’a fait je pense progresser et surtout aller dans une certaine direction. J’avais l’impression qu’on pouvait raconter quelque chose de nouveau à l’harmonica diatonique.
PH: Tu avais déjà entendu Howard Levy à ce moment là?
Seb: Pas du tout. Je n’en ai entendu parlé que beaucoup plus tard.
PH: Donc là on est dans les années 90 et tu essaies de jouer du Allan Holdsworth et de monter ton premier album.
Seb: Oui mais je n’y arrive pas. Du coup j’utilise le contrôleur à vent Yamaha, une espèce de sax électronique avec la possibilité d’avoir des doigtés alternatifs qui n’existent pas sur les instruments “acoustiques”. J’avais l’impression que j’arriverais plus facilement à jouer du Holdsworth sur un contrôleur que sur le diatonique, même si j’avais à cette époque là enfin tous les sons. L’ergonomie me semblait plus simple pour développer les traits que j’entendais.
Vu que je faisais les démonstrations pour Yamaha, j’avais vraiment avancé techniquement sur cet instrument au point où je me suis mis à l’utiliser sur scène. Il y avait un sens du phrasé qui était beaucoup plus simple et évident sur le contrôleur à vent pour moi à cette époque là. J’ai néanmoins compris que c’était plus séduisant pour le public d’associer un instrumentiste à un son type ; le contrôleur avec son approche plus synthétiseur et une infinité de sonorités possibles ne serait pas facilement perçu comme un instrument principal. Et puis je commençais à bien arriver à jouer des phrasés bebop sur un diato. J’avais commencé par découvrir les overblows par hasard à l’occasion d’un blocage de lamelle puis j’avais ouvert l’harmonica pour en comprendre le mécanisme et découvrir toutes les notes.
PH: Comment as-tu acquis ta compréhension des positions de langues? Aujourd’hui quand tu l’expliques cela semble évident, mais il a fallu tâtonner pour découvrir tout ça j’imagine?
Seb: Le problème c’est que jusqu’en 98, je ne faisais pas les overnotes comme les altérations opposées. J’avais l’impression que je devais faire autrement, que je devais bloquer un peu plus, que la position était un peu différente. Du coup cela demandait un réglage plus serré de l’écartement des lamelles (puisque la technique était moins bonne).
Je me suis aperçu en jouant avec des gens comme Benoît Sourisse et les musiciens que j’avais rencontrés grâce au violoniste Didier Lockwood, qu’il fallait que je change quelque chose car sinon je ne pourrais pas jouer avec ces gens là. Ou alors très lentement pour parvenir à rester suffisamment fluide…
Pour sortir de ça, j’ai cherché des astuces. La première a été de m’accorder en Lydien pour avoir la symétrie de l’octave médium. J’avais commencé à expérimenter ça en 96, 97 mais dès 98 tous mes harmos étaient en lydien.
Et puis je me suis rendu compte en travaillant (beaucoup) la justesse qu’on pouvait avoir l’altération aspirée et l’overblow sans changer la position de langue. J’ai travaillé l’impact de la position de langue sur la justesse de chaque note pendant des semaines en m’enregistrant sans m’entendre et en vérifiant la justesse après coup. Je me suis aperçu que mes positions de langue n’étaient pas assez précises et en affinant j’ai découvert que c’était bel et bien la même position de langue qui permettait de produire de façon juste l’overblow et l’altération aspirée d’un trou donné (en inversant juste le souffle). Ainsi grâce à la symétrie du lydien, j’ai pu jouer de façon beaucoup plus fluide dans toutes les tonalités à l’octave médium. Ensuite je me suis attaqué à l’octave grave. Au bout d’un moment je me suis aperçu qu’il n’y avait que 4 positions, alors qu’avant j’en utilisais 8 ou 9 !
Plus tard (au moment de Precious Time 1) j’ai vraiment travaillé les aigus pour jouer de manière convaincante les standards entre les 7 et 10 d’un diatonique. Vu que j’utilisais un octaver qui baissait le son d’une octave lorsque j’utilisais le son électrique type precious, il me fallait jouer beaucoup plus dans les aigus.
PH: après cette digression particulièrement intéressante, revenons à ta rencontre avec Didier Lockwood.
Sébastien: J’ai été payé pour le rencontrer 🙂 parce qu’il ne souhaitait pas se déplacer au siège de Yamaha où je travaillais lors de la préparation des salons de la musique. Ils m’ont donc envoyé chez lui. Il est venu me chercher à la gare de Fontainebleau, tout s’est passé de façon très familiale. Les enfants David et Thomas (Enhco) étaient tout petits, ils devaient avoir 7 ou 8 ans et semblaient revenir de l’école (aujourd’hui ce sont des musiciens pros au bugle et au piano/violon) tandis que Didier préparait un café. C’était très agréable de parler avec lui. C’est un musicien que j’appréciais énormément pour sa façon de phraser et auquel je m’identifiais je l’avoue car il avait bossé comme un fou pour faire du jazz au violon. Il jouait aussi déjà du contrôleur à vent mais il savait qu’on l’attendait surtout comme violoniste. Et puis il ne faisait pas de solos de guitare électrique au contrôleur par exemple, ce qui faisait entre autres l’objet de ma démo. Au bout d’une demi-heure de démonstration, il m’a dit que je devais bien avoir un “vrai” instrument principal. Je lui ai repondu que je jouais de l’harmonica et lui ai donner une DAT à écouter, il y avait entre autres : Spain, Donna Lee, Giant Steps… les titres que nous avions enregistrés avec Nicolas Espinasse.
Enthousiaste, il m’a immédiatement proposé d’enregistrer un album, qu’il produirait. Il me présenterait des musiciens. J’ai trouvé ça génial mais je ne me sentais pas prêt. J’étais avec Nicolas et on voulait vraiment faire ça à deux. Je ne voulais pas casser ça pour aller jouer avec des gens que je ne connaissais pas. Mais en même temps je savais qu’il fallait que je fasse quelque chose si je voulais sortir du cercle purement harmonica. Donc un an et demi après, j’ai accepté après l’avoir revu sur un salon. Je lui ai dit que j’avais des compos (ce qui était un peu prématuré). Il m’a dit d’appeler Benoît Sourisse de sa part. Donc j’ai appelé Benoît qui a répondu tout de suite présent pour ce projet. Grâce à son exigence musicale, en particulier sur l’harmonie, j’ai vraiment progressé dans la composition. On a co-composé des morceaux que je joue encore aujourd’hui (comme le Blues de Flamel). Mais cela a pris un temps fou car je ne me sentais pas à l’aise pour jouer pleinement avec des jazzmen aguerris ayant l’habitude d’accompagner des pointures. Benoit et Didier ont été très patients et le timing a finalement été parfait puisque l’album fut prêt pour le lancement du nouveau label de Didier.
Cet album et ce qui a suivi m’a beaucoup aidé. Didier m’a parrainé et m’a fait un peu jouer avec lui, ce qui m’a permis de rencontrer de merveilleux musiciens comme Alain Caron, Marcel Azzola, Niels Lan Doky etc. J’avais l’impression d’être dans la cour des grands. Parallèlement je continuais à énormément bosser car j’avais toujours cette appréhension de ne pas être au niveau pour jouer avec ces musiciens.
PH: A cette époque beaucoup de gens disaient que la voie que tu avais prise ne mènerait nulle part. Et que même si toi tu pouvais y arriver cela ne pourrait pas vraiment se démocratiser et que cela générerait des joueurs approximatifs au niveau time et justesse.
Seb: Oui, c’est vrai mais ce n’était pas de mon fait. Howard Levy avait aussi généré cela. J’avais juste l’impression qu’il fallait un album qui montre que c’était enfin possible de faire un jazz sophistiqué, moderne avec un vocabulaire jazz qui chante au diatonique. Et j’avais l’impression que cela manquait, vraiment. Cet objectif fut un de mes moteurs. Avec Diatonic Revelation, il me semble que c’est le cas. En tout cas il y a la volonté de proposer quelque chose de propre et de montrer qu’on peut faire quelque chose avec cet instrument. C’était d’ailleurs aussi le discours de Didier. Les journalistes de Jazz ont plutôt bien reçu l’album, ont pris acte que c’était faisable mais ont parfois pensé que cela avait un côté démonstratif, passant peut-être à côté de la musique proprement dite. Ce fut néanmoins un bon départ et j’eus le droit au fameux “Nouveau talent du Jazz” décerné à toute personne, jusqu’alors inconnue du sérail, qui sort un album suffisamment décent, vaste programme…
Mais il y avait encore beaucoup de résistance dans le monde du diatonique. Dans ces années là les overnotes restaient mystiques. Il n’y avait pas de consensus autour d’une méthode pour les obtenir facilement. Je donnais des cours, mais cela restait verbal. Les gens pensaient que c’était réservé à une élite et surtout au Jazz. Par chance, j’ai rencontré Keith B Brown avec qui j’ai joué blues avec des overblows. Ce qui a pu montrer à certains l’intérêt d’utiliser les overnotes dans n’importe quel style.
PH: J’y vois aussi la résistance d’un système très profondément installé au fait que tu arrives et que tu montres qu’il y avait une autre voie. J’en faisais partie, d’ailleurs 🙂 Car il ne faut pas perdre de vue que ce tu amenais faisait exploser en éclat tout le système de position et d’utilisation de plans de jeux + changement d’harmo pour changer de tonalité
Seb: Si tu veux, mais j’étais mal placé pour me prononcer sur le système en question car je ne l’avais jamais expérimenté. Même quand je bossais des morceaux de Charlie Mc Coy ou de Jean-Jacques Milteau, je ne me disais pas qu’ils étaient en telle ou telle position.
Après, en donnant des cours, je me suis rendu compte que ce système de position existait et qu’il avait un côté rails des chemins de fer dont il serait difficile de sortir à cause des automatismes engendrés. Je souhaitais juste jouer ce que j’entendais et travailler l’harmonie pour pouvoir entendre de nouvelles choses. C’est un travail de longue haleine qui ne peut pas se satisfaire de “façons de jouer”, de photocopies de jeu. Ces dernières auraient pu permettre d’obtenir quelque chose rapidement mais n’auraient jamais permis de combler mon imaginaire et l’envie d’improviser. Du coup je n’ai jamais été séduit par le concept de positions. Cela permettait certes de retrouver plus rapidement ce que jouaient les autres harmonicistes mais en aucun cas les soli d’un Chick Corea ou d’un Michael Brecker vu leur capacité à moduler, substituer etc. Pour cela, il fallait améliorer son vocabulaire et opter pour une approche plus “musicale” et moins “instrumentiste”.
PH: Tout à fait. Par contre, il reste intéressant de garder la notion d’instrument transpositeur.
Seb: Bien sûr et cela m’arrive de le faire. On peut être amené à choisir une tonalité d’harmo pour jouer un morceau donné en fonction de plusieurs critères. Déjà, on peut avoir besoin de notes non disponibles sur un harmo en C (par exemple un Si grave). Et puis cela peut garantir un fond de jeu initial à partir de quoi commencer, même si cela module ensuite. Est-ce qu’il est pertinent d’aborder forcément un morceau qui commence en C# avec un harmo en C ? Possible. Il me semble intéressant de prendre un harmo sur lequel tu vas t’exprimer pleinement. Avec le temps et le travail tu pourras prendre quasiment n’importe quel harmonica. Chacun fait comme il peut. L’essentiel est de jouer vraiment ce qu’on a à dire.
PH: Reprenons le fil de ta carrière.
Seb: Quand j’ai commencé à être plus sûr de mes acquis, j’ai pris le virage fusion, cela a été plus facile pour moi au niveau du projet et de ce que j’avais à défendre. Didier ne m’a pas suivi car il aurait préféré que je reste dans une veine jazz. J’aurais fait Blues and Beyond à cette époque là, il aurait adoré!
Mais j’ai vraiment pu faire mon projet plus électrique grâce à lui car j’ai pu jouer avec les gens qu’il m’avait présentés: Alain Caron, Jean-Philippe Lajus qui était mon agent du label de Didier. Je savais qu’il jouait du piano et qu’il avait plusieurs claviers vintage à la maison, ce qui était parfait pour ce projet. Car vu que c’était une trilogie, je voulais pour le premier épisode avoir le son très typé “synthés jazz rock des années 80”, mais avec des propositions de phrasés et d’idées modernes. Je savais déjà en revanche qu’il n’y aurait plus de claviers dans le second. Il faudrait passer à une fusion plus moderne qui s’émancipe de ces sonorités vintage que j’adore pour tendre vers un power trio, afin de laisser plus de place à l’imaginaire pour les accords.
PH: Profitons de la transition pour passer à Precious Time 2.0. Tel que tu nous l’as présenté, c’est un aboutissement. Tu nous as dit que la musique de cet album est la musique que tu avais envie de faire quand tu écoutais Allan Holdsworth il y a 25 ans.
Seb: Oui tout à fait. J’ai dû beaucoup travailler techniquement c’est vrai, mais surtout harmoniquement, afin d’entendre ce type de musique. Un bagage harmonique solide se révèle nécessaire et vital pour avoir ce type d’idées dans les soli. Les informations foisonnent et les embranchements sont multiples, il s’agit de garder le contrôle sinon une cascade de notes sans consistance s’impose et vous perdez l’idée première. Enfin le in et le out sont intimement liés afin que l’impro apparaisse toujours construite, suffisamment sophistiquée et néanmoins libre.
De toute façon la technique ne doit pas faire oublier la musique. L’auditeur n’a pas à prendre en considération la difficulté liée à l’instrument. Ce qui compte c’est la musique qui est proposée. Si l’écoute reste encore bloquée sur l’aspect technique de tels soli alors l’auditeur rate l’essentiel de la musique, un trop plein d’informations le contrarie, je conçois tout à fait mais je te promets que le musicien n’y est pour rien dans cette histoire : pour lui, c’est juste ce qu’il a entendu donc il le joue. C’est un peu le cogito du musicien : j’entends donc je joue 🙂 pour le reste, les commentaires, les éventuelles critiques positives ou négatives ce n’est plus son affaire. Il y aura toujours des personnes limitées qui n’entendront rien et passeront à côté d’un projet musical, c’est le jeu et ça n’a pas grande importance.
PH: Oui d’ailleurs c’est vraiment ce qui ressort à l’écoute de l’album : c’est fluide et cela ne fait pas du tout démonstration. Quelle est selon toi la différence entre les deux épisodes ?
Sébastien: L’épisode 1 faisait référence à la musique qui m’a donné envie d’en faire. Il y avait donc des claviers vintage, des reprises de titres qui ont marqué mon adolescence, un rapport au phrasé plus proche du Jazz-Rock que de la fusion moderne. Je cherchais à phraser non pas à l’ancienne mais en respectant le type de musique afin de ne pas être hors sujet, un écueil d’autant plus simplement que l’harmonica diatonique n’a pas de référence sérieuse dans ce style. J’espère avoir réussi à rester dans le sujet en proposant un type de phrasé singulier sur un diato.
L’épisode 2 s’affranchit déjà des claviers aux sonorités 80’s afin de rentrer de plein pied dans une fusion plus moderne, plus exigeante, tout en restant facile à écouter. Surtout il me semblait que c’était le moment d’insister sur des détails qui permettrait un sens du phrasé encore plus élaboré et qui me tient à cœur. Globalement l’épisode 1 était encore de l’ordre du be-bop électrique, sauf peut-être le titre What Else qui flirtait déjà avec l’esthétique de ce nouvel épisode. Pour Precious Time 2.0 j’ai souhaité approcher une manière de phraser qui se distancie de cette tradition, un jeu plus moderne, un grain de folie supplémentaire si l’on peut dire, grâce au speed tonguing pour l’aspect véloce, à l’utilisation de pédales d’effets légèrement différentes de l’épisode 1 (notamment la V256 sur Behind The Mirror qui permet d’ôter toutes les attaques et d’obtenir un son très “indien”), bref à beaucoup de travail en amont d’où les six années de gestation.
PH : qu’as-tu travaillé en particulier pour passer encore un cran au-dessus ? Le style de phrasé de Precious 1 était déjà du pur next gen ! Là on a l’impression que tu es passé encore un cran au-dessus.
Seb : je l’avoue, j’aime l’idée que le travail fasse progresser. Alors je bosse dur… longtemps. Tant que je ne peux pas jouer ce que j’entends je travaille, lorsque j’y parviens je travaille pour entendre de nouvelles choses.
Dominique Di Piazza m’a toujours beaucoup inspiré, depuis mes débuts. Alors le fait de jouer régulièrement avec lui depuis 7 ans déjà m’a énormément apporté. Dans le passé j’ai retranscris beaucoup de ses solis. Sur 17, le morceau de Jérôme Peyrelevade et de Nicolas Espinasse, on se rend compte qu’il y a beaucoup de points communs entre nos solos. On a abordé la grille harmonique de façon assez similaire, alors que nous avons enregistré séparément.
Son phrasé est unique dans le royaume de la basse. S’inspirer de ses innovations permet forcément de progresser, et puis faire les relevés d’Holdsworth, se sentir enfin en mesure de les jouer… ça fait miroiter pas mal de possibles sur un diato, que j’ai finalement toujours senti “fait pour cela”, même si je mesurais l’étendue du bazar pour parvenir à quelque chose de viable.
J’ai toujours pensé que la structure si particulière du diatonique, son ergonomie ubuesque avec trois octaves asymétriques, des notes plus aiguës parfois placées où l’on ne s’y attend pas, mais aussi ses possibilités de legato, de slides, d’articulations multiples, tout cela couplé à quelques effets et un peu d’imagination, m’autoriseraient un jour à développer un phrasé quasi impossible sur un autre instrument de musique et finalement (le plus important) à jouer enfin ce que j’entendais. Cet avant dernier épisode est un témoignage de cet acte de foi.
PH : « Acte de foi »: j’aime beaucoup ce mot qui me semble bien refléter ta démarche. Quels sont tes prochains projets ? À part le dernier épisode de la trilogie qui j’imagine ne verra pas tout de suite le jour vu le « temps précieux » que tu préfères prendre entre chaque opus 🙂
Seb : je viens de terminer les enregistrements pour le nouvel album du pianiste de jazz Rémi Toulon (évidemment présent sur Precious Time 2.0 :-)), la galette devrait être disponible d’ici peu si ce n’est déjà le cas. Je suis ravi de faire partie de son quartet, son album est un petit bijou. Rémi sait écrire pour l’harmonica ; on se connaît depuis plus de dix ans, et il nous est arrivé de jouer quelques fois en duo ou pour différents projets mais nous n’avions jamais « officialisé » l’affaire sur un album entier. L’harmonica sera acoustique pour l’occasion.
Et puis il y a le quartet du pianiste suédois Ian Sigurd qui m’a proposé de le rejoindre en Suède pour quelques concerts et masterclass au printemps.
Concernant la pédagogie je suis dans l’écriture d’une collection visant à pallier le manque d’ouvrages consacrés à tout ce qui se passe entre les méthodes débutant et la Precious Box. Tu sais je donne des cours depuis plus de deux décennies et il me semble qu’il y a toujours beaucoup à faire pour aider les joueurs passionnés soucieux de devenir musiciens. Prendre le temps d’exposer clairement les moyens d’y parvenir est une priorité. C’est un travail long et exigeant mais le jeu en vaut la chandelle car ces ouvrages devraient permettre aux harmonicistes de se sentir autonomes et prêts à jouer ce qu’ils entendent.
PH : merci beaucoup Sébastien de t’être prêté au jeu pour le grand retour de Planet Harmonica sur la wave !
Seb : merci à toi, je suis ravi que Planet Harmonica reprenne du service, cela manquait au paysage de notre instrument préféré. Une telle mine d’informations dans cette jungle du net ne peut qu’être bénéfique.