L' Orgue à
Bouche : du M'Buat à l'Harmonica (part I)
Par Alain LECLERC (aka Harmo)
L'orgue à bouche primitif.
Il semble nécessaire de dire, en préambule,
un mot sur l'anche libre sans laquelle rien ne serait
arrivé. J'entends d'ici fuser la question : "Mais
qu'est-ce donc que l'anche libre ?" Bon, disons qu'
on taille un bout de roseau en lame souple pour permettre
son entrée en vibration. Sans ce précieux
mouvement vibratoire aucun son ne serait produit par de
nombreux instruments à vent ! Et puis, si l'on
veut comprendre le fonctionnement de l'harmonica, il faut
sans doute évoquer l'image poétique du vent
soufflant dans les ramures. C'est ainsi qu'est née
probablement l'idée de faire chanter, au moyen
du souffle humain, une lame vibrante libre tenue seulement
à l'une de ses extrémités. Cette
idée, ayant reçu divers développements
au fil du temps, semble avoir trouvé sa première
application, audible et harmonieuse, dans les montagnes
du Nord de la péninsule indochinoise, sous le nom
de M'BUAT (ancêtre de l'harmonica, datant du IIIème
millénaire avant notre ère !)
Photo n°1: Instruments issus du M'buat
Approchons d'un peu plus près cette chose aux
sonorités étonnantes. Cet instrument qui
dispose donc d'une anche libre en roseau, est composé
d'une calebasse (chambre en matière végétale
assurant la résonance), dans laquelle sont fixés,
à la cire d'abeille, 6 tuyaux de bambou de longueur
inégale, positionnés en faisceau, c'est-à-dire
verticalement. Tiens, pendant j'y pense, l'anche métallique
remplaçant celle fabriquée en roseau, remonterait,
selon certains auteurs, à 2700 ans avant JC. Mais
déjà, on note une première similitude
avec l'harmonica " moderne " ; il se joue en
soufflant et en aspirant. C'est le premier instrument
au monde, à ma connaissance, à fonctionner
ainsi. J'en possède une réplique assez fidèle
mais, hélas, la notice d'emploi n'est pas livrée
avec. J'en tire, quand même, des sons et quelques
notes qui font fuir les chats et aboyer les chiens à
cent mètres à la ronde. Au demeurant, j'ai
un ami, collectionneur d'instruments anciens, qui en joue
à la perfection, comme quoi c'est possible !
Extrait sonore: orgue
sheng
La Guimbarde
Puisqu'on parle de lamelles métalliques, parlons
un peu de la Guimbarde. Elle mériterait à
elle seule, un long développement. Bon, j'en dirai
un mot à l'adresse des amateurs de country. La
guimbarde fonctionne selon même principe de l'anche
vibrante. Toutefois, il existe une différence fondamentale
entre cet instrument et ceux de la famille des aérophones
primitifs ; la lame vibre sous la pression du doigt et
non du souffle.
Au passage, je conseille vivement aux harmonicistes de
s'astreindre à la pratique de la guimbarde. C'est
un "outil" efficace pour travailler les articulations
et la recherche de sonorités.
L'orgue à bouche : comment ça marche
?
C'est très simple, du moins en théorie
! Le son est émis continuellement pendant l'inspiration
et l'expiration. C'est l'obturation d'un trou de jeu (d'un
diamètre de 2,5 à 3 mm), percé dans
le bambou avec précision, qui permet la mise en
vibration de l'anche. Pour les pièces de musique
nécessitant l'utilisation d'un bourdon, on obture
alors le trou de jeu du tuyau désiré avec
la même cire d'abeille assurant la tenue et l'étanchéité
des tubulures sur la calebasse.
A : Quand le doigt ne couvre pas le trou de jeu, la pression
de l'air montant dans la tubulure, n'est pas suffisante
pour faire vibrer l'anche, l'air pouvant s'échapper
par le trou de jeu se trouvant ouvert.
B : Quand le doigt couvre le trou de jeu, la pression
de l'air montant dans la tubulure, est suffisante pour
faire vibrer l'anche, l'air ne pouvant plus échapper
par le trou de jeu se trouvant fermé.
Certes, c'est très empirique mais ça fonctionne,
ainsi, depuis 3000 ans avant la nuit étoilée
de Bethléem.
Photo n°2 : anche.jpg
Un peu de géographie
On retrouve cet instrument polyphonique dans plusieurs
pays sous des dénominations, des architectures
et des latitudes différentes. En chine, le SHENG
(sous le règne de l'empereur HANG-SI), doté,
le plus souvent, de 17 tuyaux positionnés non-plus
verticalement mais en radeau (les uns à coté
des autres, comme une flûte de paon) est surtout
employé dans la musique classique. Au Laos central,
au Nord Birman et au Vietnam, sous le nom de KHENE, de
FULU ou de KEYN (ce dernier peut comporter jusqu'à
26 tuyaux). Il est également connu sous le nom
de SIAN en Corée (13 à 17 tuyaux), de SHÔ
au Japon et de KLEDI, à Bornéo (de 1 à
6 tuyaux, selon les provinces). Au VIème siècle,
on signale également un cousin de cet instrument
en Perse, sous l'appellation de "MUSTAQ CHINOIS".
On peut trouver la première illustration du CHENG,
datant de 551 après JC, au musée de l'Université
de Philadelphie.
Précisions pour les acharnés de solfège
: Le SHENG est le seul instrument accordé en demi-tons
en quarte et en quinte. L'étendue va du La3 au
mi bémol5, soit une octave et demie environ. La
gamme est pentatonique (ex : la, si, ré, mi, fa#).
Photo n°3 : Harmo aux prises avec un Sheng
Fabrication
En dépit de sa simplicité apparente, la
fabrication de l'orgue primitif dissimule des techniques
très élaborées reposant sur des connaissances
de l'acoustique, surprenantes pour l'époque. La
présence d'une main experte, guidée par
des siècles de réflexion, ne fait aucune
doute. A l'évidence, le facteur d'orgue à
bouche a bien existé. Une question intéressante
à se poser est de savoir comment ces fabricants
pré-christianiques faisaient pour accorder l'instrument
? En effet, l'accordage conventionnel du LA (fréquence
440 Hertz) ne date que des années 1950, et donc
à l'époque, pas d'accordeur ! L'accordage
s'effectuait à l'oreille, en déposant un
plot de cire sur la lame vibrante pour ajuster sa tonalité.
Peut-être l'ignorez-vous mais cette technique est
encore utilisée de nos jours par des réparateurs
d'accordéons (autre instrument dérivé).
Et pour ne rien vous cacher, c'est de cette façon
que j'interviens sur mes harmonicas désaccordés
en remplaçant, toutefois, la cire par de la colle
Super-Glue. Cette pratique est, à mon avis, préférable
à celle de la lime, croyez-moi. Essayez, vous comprendrez
pourquoi...
Altérations ?
Sur des instruments primitifs ! Pourquoi faire ? Non,
le jeu de l'orgue à bouche ne se situant pas dans
les registres de la musique occidentale, la torsion de
l'anche sous l'effet du souffle est méconnue parce
qu'inutile. En effet, la note jouée est juste et
droite, les accords s'obtiennent par le positionnement
des doigts sur les trous de jeu.
Importation
Curieusement, l'orgue à bouche n'a pénétré
que tardivement en Occident. Il n'y fut pas importé
avant la seconde moitié du XVIIIème siècle.
On a trace d'un chinois jouant de cet instrument dans
des salons princiers de Saint-Pétersbourg, dans
un livre dont j'ai oublié les références.
C'est d'ailleurs dans cette ville que les nombreux travaux
ont été entrepris sur l'anche libre par
un physicien nommé Kratzenstein. Nous sommes déjà
en 1800, année marquant le début d'une autre
histoire ; celle de l'ère industrielle. C'est promis,
je vous conterai prochainement, les pérégrinations
de mon "jouet" préféré
!
Alain LECLERC (alias Harmo) est un harmoniciste Nantais
et président de l'association Blues qui Roule (http://www.bluesquiroule.com).
Alain souhaiterait remercier les illustres personnes qui
suivent pour leur aide précieuse dans la rédaction
de cet article : P.Kersalé (musicologue, spécialiste
en " Chinoiseries ") et Joël Briand (instrumentiste
collectionneur, Nantes).
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