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Greg Szlapczynski - La Part du Diable
Inutile de vous dire que cette chronique aurait
du être écrite il y a un bon moment : "La
Part du Diable" est sorti début 2002. Mais finalement,
je ne regrette pas davoir mis si longtemps à la
produire. "La Part du Diable" est un album atypique
sur la scène harmonicale, et certainement en dehors de
mon
champ habituel dinvestigation musicale. Du coup, mon appréciation
de cet album a clairement évolué au fil des écoutes
et je ne suis pas sûr que ma réaction à
chaud aurait été la même quaujourdhui.
Greg Szlapczynski a acquis une petite notoriété
dans le monde de lharmonica en reprenant la direction
du cours parisien monté par Jean-Jacques Milteau il y
a quelques années. Pour ceux qui ne le connaîtraient
pas néanmoins, Greg est un jeune joueur de diatonique
au son percutant et précis, et aux
aspirations musicales vastes. Son premier album "Ternaire
Madness" flirtait avec le blues, le jazz et la country
tout en restant dans les limites de lacceptable pour les
oreilles souvent obtues des amateurs de blues. Son second opus,
"Gregtime", était un live dans une veine similaire.
Lauditeur attentif entendait nettement à travers
certaines des compositions une volonté de casser le carcan
'harmonica=blues', mais Greg navait pas encore poussé
lenveloppe aussi loin quil le souhaitait, sans doute
pour ménager
son public.
Avec « La Part du Diable », il a franchi
le pas, et cest tant mieux. Non seulement ce disque prend
résolument la direction dun univers jazzy, il est
de plus electro, avec une utilisation habile de samples, deffets
et autres bruitages. Ce qui nempêche pas la présence
dun batteur, la dimension
électronique étant plus en complément quen
dominance.
Stylistiquement parlant, le jazz de Greg puise
plus aux sources des musiques populaires que des canons du bop.
On trouve dans « La Part du Diable » une valse jazzy
(Valse à 30 ans), une java hispanisante (La
Boîte), et quelques mélodies sucrées
dont larrangement plus que le thème donne la
dimension jazz. La participation de Pierre Durand, le guitariste
étonnant qui accompagne dorénavant le groupe contribue
à cette touche, à travers des substitutions daccords
subtiles et quelques envolées improvisées qui
ne sont pas sans évoquer un croisement entre BB King
et John McLaughlin.
Contrairement à ce que pourraient craindre
ceux qui, comme moi, grince des dents à lénoncé
du mot sample, lusage de ceux-ci reste discret et apporte
une certaine grâce à lensemble à travers
une interaction du groupe et des parties samplées. En
dautres termes, il ne sagit pas dun collage
de samples comme ont pu le faire (avec plus ou moins de succès)
les Us3, St Germain et autres Moby, mais bien dun groupe
(batterie, basse, claviers, guitare, chant, harmo) jouant live
autour et avec des samples.
Du point de vue harmonical, « La Part du
Diable » est de loin le disque le plus abouti de Greg,
une démonstration subtile de son grand talent dinterprète
et de compositeur. Ce disque présente, de façon
sans doute plus mûre que ses opus précédents
un joueur capable de grandes envolées virtuoses, comme
sur 1962 qui ouvre le disque, mais aussi de moments
de flottement, cet art subtil de laisser le silence contribuer
à la phrase musicale, comme sur Serve you well
qui le suit.
Ce qui est magique avec le jeu de Greg, cest
que tout paraît facile jusquau moment où
vous attrapez vous-même votre instrument pour essayer
de répliquer ce quil joue. Vous comprenez alors
que ces phrases délicates utilisent toutes les ressources
du diatonique, vibratos, altérations, overblows, avec
une telle justesse et une telle fluidité que ces notes
paraissent aisées. Mention spéciale
à ce titre à lémouvant Rue
des Lions, duo guitare/harmo tout juste accompagné
dun rythme industriel samplé... Tout simplement
superbe.
Dune manière générale,
je suis toujours davis quil vaut mieux un artiste
de talent qui joue ce quil a envie de jouer plutôt
quun artiste de talent qui joue safe (même
si cest dans un style que japprécie). Si
jai mis plus de temps à apprécier «
La Part du Diable » que les précédents albums
de
Greg Szlapczynski, je dois aujourd'hui constater que cest,
et de loin, mon préféré. Je reconnais également
quil a fallu des tripes à Greg pour risquer volontairement
de dérouter son public, et cest dautant plus
méritant. Dans un monde de lharmonica qui reste
essentiellement fermé sur lui-même et
ressasse, encore et toujours, les mêmes poncifs, il est
rafraîchissant de voir un jeune artiste prendre des risques
et tenter la nouveauté. Merci, Greg, et vivement la suite
!
Benoît Felten |